À la recherche du temps perdu

À la recherche du temps perdu

À la recherche du temps perdu

Lorsque j’ai signé, en décembre 2004, les documents de clôture des négociations d’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne en tant que ministre des Affaires étrangères de mon pays, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour réfléchir à la signification profonde de ce moment historique. L’immense pression des détails techniques des chapitres complexes en cours de négociation, la politique byzantine derrière ce processus frénétique ou la résolution de crises  de dernière minute obscurcissaient, à l’époque, la vue d’ensemble.

 

Douze ans après l’adhésion à l’Union européenne (UE), nous sommes toujours tentés de nous pencher davantage sur les conséquences économiques et politiques de cette époque bénie. Le PIB de la Roumanie a triplé, les investissements directs venus de l’étranger ont explosé et des millions de Roumains voyagent et travaillent librement aujourd’hui en Europe. Après le succès des vagues d’élargissement de l’OTAN et de l’UE, l’Europe paraissait se rapprocher de ses contours géographiques et culturels.

 

Il semblait que l’injustice historique faite à des millions d’Européens laissés entre les mains despotiques du communisme et du stalinisme après la Seconde Guerre mondiale avait été réparée, la plupart d’entre eux retournant finalement chez eux, dans la grande famille des démocraties européennes et occidentales et des pays épris de liberté.

 

Mais pour la Roumanie, ce moment allait au-delà de la réparation tardive des sombres décennies d’un dur communisme national. L’adhésion à l’UE a été la rédemption de siècles de séparation de nos ancêtres latins et la guérison douloureuse de la séparation avec la civilisation occidentale. Loin de sa famille naturelle, la nation roumaine a dû lutter, résister, s’adapter et toujours survivre, divisée entre puissances rivales, avec une seule croyance qui nous maintenait en vie en tant que nation : le sentiment profond que nous sommes les frères et sœurs de Rome, que notre langue et notre identité nationale sont nos seuls passeports pour le long et douloureux retour vers notre destin naturel, l’Europe.

 

Pour nous Roumains, douze ans, ce n’est rien à côté de la longue traversée du désert. Quelque part au fond de notre mémoire ancestrale, nous savons que l’histoire ne s’arrête jamais et que la géographie est l’amie et l’ennemie de la Roumanie. Car cette même année 2004, heureuse année de la clôture de nos négociations, a également montré les limites de l’ambition européenne.

J’ai également signé le texte original de la Constitution Européenne, lorsque les dirigeants européens ont signé à Rome le plus ambitieux document de vision et de volonté politique pour le projet européen. Un document peut- être trop ambitieux puisque cette vision s’est écroulée sous les lourds revers des référendums français et néerlandais. Cette tentative européenne courageuse pour atteindre l’étape supérieure de l’intégration européenne sera sauvée, maladroitement et sans conviction, par le traité de Lisbonne.

 

Ainsi, lorsque nous voyons depuis mon pays resurgir sur notre continent les vieilles lignes de fracture et les anciens nationalismes, nos radars historiques nous signalent un danger et un sentiment de déjà-vu. Rien ne pourrait être plus dramatique pour nous, Roumains, qu’un éventuel échec ou une fragmentation du projet européen, un retour à l’histoire telle que nous la connaissions, en étant incapables de tirer les leçons des tragédies du passé. L’Europe « à plusieurs vitesses » a probablement un sens dans certains endroits de l’ancien Occident mais elle suscite des inquiétudes dans notre partie de l’Europe. Certains disent que nous avons commis une erreur en approfondissant et en élargissant simultanément l’Union européenne et que les divergences entre l’Ouest et l’Est, le Nord et le Sud ne peuvent être dépassées qu’en renforçant le noyau. C’est peut-être vrai en théorie. Néanmoins, en ces temps géopolitiques difficiles que nous traversons, où presque toutes les grandes puissances regardent avec adversité ou incrédulité notre expérience singulière de multilatéralisme, nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de nous éloigner et devons tout faire pour avancer, même si ça parait difficile et à contre-courant aujourd’hui.

 

L’adhésion à l’UE a été la rédemption de siècles de séparation de nos ancêtres latins.

Oui, l’Europe est loin d’être parfaite. L’asymétrie du pouvoir politique et économique entre les grands et les petits États-membres crée les conditions préalables à l’acrimonie et aux accusations de «colonialisme économique». L’afflux massif de citoyens des nouveaux membres donne l’occasion aux populistes occidentaux de surfer sur le vent du mécontentement dans certaines poches de leur opinion publique. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur la menace Russe et la nécessité de garder les États-Unis près de nous.

 

Nous ne faisons pas toujours preuve de solidarité lorsque des membres de la famille européenne sont frappés par une crise économique, un chômage des jeunes persistant ou une vague d’immigration sur leurs côtes.

 

Il est également vrai qu’aucune construction politique ne peut survivre indéfiniment si elle ne s’adapte pas à la nature changeante des besoins humains et sociétaux. En Europe, la vision utopique d’un monde postmoderne, dans lequel les seules prouesses économiques et le soft power nous permettent de rivaliser sur un pied d’égalité avec d’autres superpuissances dotées d’un puissant arsenal économique, militaire et technologique, touche lentement à sa fin.

 

Et pourtant, le projet européen vaut la peine d’être défendu et mérite l’investissement. Aussi imparfait soit-il, il possède les ingrédients d’une expérimentation continue et réussie. Car les « imperfections parfaites » de l’Europe que sont la diversité culturelle et linguistique, les divergences dans l’évaluation des risques et des opportunités, la myriade de traditions locales et régionales, sont aussi la combinaison parfaite pour la créativité, l’innovation et la flexibilité nécessaires dans un monde qui se dirige vite vers l’inconnu et où personne ne contrôle vraiment la situation.

 

La Roumanie est une miniature de cette « fusion homogène » qu’est notre Europe. Séparée depuis des siècles en différentes provinces historiques, traversée par les Carpates et bénéficiant du plus long tronçon du Danube sur son territoire, la Roumanie est à la fois une nation européenne du centre, du sud-est et de la mer Noire. Rejoindre enfin l’Europe pour la Roumanie, c’est comme se sentir « à la recherche du temps perdu », en rattrapant le temps perdu historique qui nous a éloignés de notre berceau civilisationnel. C’est pourquoi les Roumains sont les pro-Européens les plus enthousiastes de l’UE. Non pas pour les financements de l’UE, ni pour la liberté de circulation, ni même pour l’augmentation du niveau de vie (bien qu’inégalement répartie dans tout le pays) que nous ont offert l’adhésion à l’Union. L’enthousiasme vient du sentiment d’appartenance à une famille trop longtemps désunie et finalement réunie, du sentiment d’unicité et de fierté de ce qui fait tous les Européens. Il vient aussi d’un sens du destin commun que nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de gaspiller, que ce soit par dessein, par négligence, simple vœu pieux ou insouciance.

 

Pour la première fois, la Roumanie assure la présidence du Conseil de l’UE dans une période où l’agenda européen semble dominé par la situation absurde (Eugène Ionesco ferait sans doute de cette tragi- comédie un autre chef-d’œuvre) du Brexit et les incertitudes des prochaines élections européennes. En même temps, nous pouvons aussi directement constater le déroulement imparable du processus d’achèvement du projet, que ce soit par le marché unique de l’énergie, la directive sur le gaz naturel, les progrès significatifs en matière de propriété intellectuelle, le marché numérique, l’union bancaire ou la transformation complexe de nos économies et sociétés face au numérique et à la quatrième révolution industrielle. Comme un combat épique entre les forces de l’intégration et celles de la désintégration, la politique et les tendances structurelles se heurtent à des résultats manifestement incertains.

 

Vu de Bucarest, notre traditionnel système d’alerte précoce indique bien le danger, mais il nous dit aussi autre chose : il n’y a pas d’autre moyen que de persévérer sur la voie européenne, quels que soient les obstacles, la douleur, les démons du passé, la peur de l’inconnu ou simplement le doute de soi. C’est la seule façon d’avancer, aussi bien pour la Roumanie que pour l’Europe, de ne plus jamais chercher le temps perdu.
Plus jamais ça.

 

 

Cet article a été initialement publié dans le rapport GenerationLibre: EUROPA – Dépasser le nationalisme / Escaping nationalism.

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